Entretien avec M. Ahmed BOUKOUSS, Recteur de l’IRCAM

- Quelle est l’importance d’une loi organique sur la langue amazighe?
La Constitution du Royaume du Maroc stipule  dans son article 5 que la langue amazighe est une langue officielle aux côtés de la langue arabe. L’officialité de l’amazighe est donc une disposition constitutionnelle. La loi organique annoncée à l’alinéa quatre du même article est relative au processus de mise en œuvre de l’officialisation de l’amazighe. C’est cette loi qui est censée régir les modalités de son intégration dans  les institutions. La loi organique est donc d’une grande importance sur le plan juridique.

 

- Des parlementaires viennent de présenter une proposition de loi dans ce sens. Est-ce que vous estimez qu’il serait plus pertinent que le projet de loi émane du gouvernement après consultation de l’IRCAM et de la société civile?
Du point de vue de l’orthodoxie juridique, la loi organique  est définie comme une loi relative à l’organisation et au fonctionnement des pouvoirs publics. L’élaboration de la loi organique est du ressort exclusif du gouvernement, le projet de loi soumis par l’exécutif  est examiné par le parlement, ensuite la loi est votée par les deux chambres suite à la procédure de « la navette parlementaire », et enfin la loi devient exécutoire. Du point de vue de la hiérarchie des normes, la Constitution fixe les principes généraux et la loi organique précise et/ou complète les dispositions de la Constitution.  En termes de hiérarchie des normes, en premier lieu, il y a les dispositions de la Constitution, en second lieu, les lois organiques et en troisième lieu les lois ordinaires comme les décrets, etc. Il faut éviter la confusion des rôles qui conduit au fait que n’importe quelle instance peut  faire n’importe quoi.

 

- Quel rôle peut jouer l’IRCAM dans ce processus?
Dans le processus d’élaboration de la loi organique, le gouvernement est tenu d’adopter une approche participative permettant une large consultation démocratique. L’IRCAM a d’ores et déjà élaboré et communiqué sa vision, non pas sous la forme d’une loi, car ce serait une aberration du point de vue de la procédure, mais sous la forme de principes, d’orientations générales et de propositions relatives au modus operandi.  La vision de l’IRCAM repose sur quatre  principes fondamentaux. Le premier principe est l’appropriation de l’esprit et de la lettre des dispositions constitutionnelles, notamment  celles énoncées dans le Préambule et dans l’article cinq de la Constitution. Le deuxième principe est le respect de la teneur des discours de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, notamment le Discours du Trône du 30 juillet 2001qui énonce les bases de l’identité nationale plurielle, le Discours d’Ajdir 2001qui stipule la création de l’IRCAM et le Discours du 9 mars 2011 dans lequel il est souligné que la culture amazighe est au cœur de l’identité nationale, sans oublier les recommandations royales exprimées lors de l’allocution inaugurale de l’actuelle législature, et qui enjoignent les parlementaires d’accorder la priorité à la loi organique sur la langue amazighe et d’approcher cette loi « loin de tout a priori et des calculs étroits ». Le troisième principe  est relatif à la nécessité de capitaliser les acquis réalisés par l’IRCAM depuis sa création. Le dernier principe stipule l’égalité des chances entre les deux langues officielles du Royaume.

 

- La langue amazighe est déjà enseignée dans certaines écoles. Quelle évaluation faites-vous de cette expérience?
Si l’on s’en tient aux principes qui ont présidé à l’intégration de l’amazighe dans le système éducatif national, nous pouvons dire que l’approche a été positive et prometteuse. Les principes généraux sont relatifs aux finalités de l’enseignement de l’amazighe, finalités en congruence aves celles des autres enseignements ; elles se résument dans l’appropriation des valeurs nationales et universelles et la formation du citoyen efficient. Quant aux choix et orientations générales cadrant l’élaboration des programmes, elles  sont déclinées dans le Curriculum de l’amazighe, à savoir  la généralisation progressive sur les plans vertical et horizontal, l’enseignement de l’amazighe standard ouvert sur les expressions dialectales et culturelles, l’emploi de la graphie tifinaghe, et l’instauration d’un régime d’évaluation similaire à celui en cours dans l’évaluation des autres langues. Sur le plan opérationnel, des efforts importants ont été faits, ils ont permis de réaliser notamment le curriculum, l’organisation des enseignements, les programmes, les supports pédagogiques, les modules de formation ; ils  ont également permis de former quelques cohortes d’enseignants et d’inspecteurs. Le bilan de l’enseignement comporte néanmoins des faiblesses. Elles sont dues essentiellement au manque de vision de la part des institutions qui en ont la charge. Cela a conduit à des pratiques qui ont entravé le processus d’intégration en réduisant le nombre des élèves qui apprennent l’amazighe et celui des étudiants qui se spécialisent en études amazighes, le nombre des écoles et des universités qui accueillent l’amazighe, le nombre des enseignants et des inspecteurs et la qualité de leur formation de base et celle de la formation continue. Enfin, l’insuffisance du suivi et de l’évaluation ainsi que la non extension au secondaire collégial et qualifiant constituent des lacunes qui handicapent le processus dans son ensemble.

 

- Certains militants associatifs amazighs s’accrochent à l’utilisation de l’alphabet Tifinaghe. Est-ce que vous ne pensez pas que cela pourrait compliquer l’intégration fluide de cette langue officielle dans la vie publique?
L’alphabet tifinaghe est la graphie officielle de l’amazighe. Il a été codifié par l’IRCAM, validé par son Conseil d’administration et approuvé par l’Autorité de tutelle. Il a également bénéficié d’une homologation internationale par l’ISO-UNICODE. L’ alphabet tifinaghe a une valeur historique et symbolique en tant que patrimoine des Amazighes dans le monde. Sur le plan technique et pédagogique, des études ont montré qu’il est bien reçu par les élèves grâce à sa simplicité, à sa cohérence et son attractivité. Dans la vie publique, son usage commence à prendre de l’ampleur, notamment dans les enseignes, les plaques, la signalétique et les frontons des édifices, et à travers la création littéraire et les médias. La difficulté que les adultes éprouvent aujourd’hui à déchiffrer cet alphabet n’est que transitoire ; elle disparaîtra progressivement avec les cours d’alphabétisation et d’éducation non formelle… et avec de la bonne volonté.

 

- Que pensez vous du débat sur l’utilisation de l’amazighe dans le parlement, mais aussi dans les tribunaux et les administrations publiques, comme cela est prévue par la proposition de loi?
De nouveau, il faut  se rendre à l’évidence que l’amazighe est reconnue langue officielle aux côtés de la langue arabe en vertu de la Constitution qui est la loi suprême du pays. De ce fait, toutes les mesures et les pratiques qui s’écartent de cette loi sont anticonstitutionnelles. Donc, par l’effet de la loi organique prévue à l’article cinq de la Constitution, toutes les institutions sont appelées à se conformer aux dispositions constitutionnelles concernant la mise en œuvre du statut officiel de l’amazighe ; il va sans dire que  cela se fera de manière progressive … mais le processus est constitutionnellement irréversible. 

 

- Les nouveaux cahiers des charges de l’audiovisuel imposent une part pour les productions amazighes. Mais la proposition de loi prévoit que toutes les productions doivent au moins être doublées en amazighes. Quelle est selon vous la démarche la plus pertinente pour favoriser l’évolution des productions amazighes sur les chaînes publiques?
Les cahiers des charges qui régissent le pôle médiatique public constituent une avancée dans le sens d’une meilleure intégration de l’amazighe dans les médias. Mais, il semble que la meilleure démarche favorisant la présence de l’amazighe, c’est encore l’approche participative, laquelle   permet l’écoute des professionnels, en commençant par les pionniers qui ont contribué à l’émergence du cinéma et du théâtre d’expression amazighe, à savoir les producteurs, les réalisateurs et les acteurs. Or, ces professionnels s’estiment grugés par le procédé du sous-titrage et lui préfèrent la production originale en langue amazighe. L’IRCAM a contribué à positionner au mieux l’amazighe dans les médias, notamment à travers les travaux de la Commission mixte avec le Ministère de l’Information et de la Communication ; cela a débouché sur la création de la TV8. Il a également assuré  un ensemble de formations au profit des journalistes. Ce faisant, nous pensons qu’il s’est acquitté de sa part de responsabilité.