Mohamed Chafik : Portrait d'un Amazighe

L'africanité de Mohamed Chafik n'a nullement besoin d'être prouvée. La pensée de cet auteur dépasse la discussion bizantine sur l'authenticité de l'appartenance raciale.

Mohamed Chafik est une figure de proue du paysage intellectuel marocain. Leader du mouvement amazigh, modéré, grand connaisseur de la littérature et du patrimoine culturel arabe et 'bon musulman'. C'est un nationaliste marocain invétéré qui a toujours pris ses distances avec les différents partis politiques de gauche (malgré ses tendances socialistes), et des mouvements politiques amazighs. Prônant la lutte intellectuelle et le dialogue, il est respecté tant par tous les milieux amazighs que par le pouvoir.

Il occupa le poste de recteur de l'IRCAM (Institut Royal de la culture amazighe) depuis sa création jusqu'en novembre 2003.

Le mouvement amazigh au Maroc, comme chacun le sait, est une action pour la défense des droits culturels d'une tranche importante de la société marocaine. Il n'y a aucune exigence séparatrice ou d'exclusion.

Les statistiques ne sont pas claires concernant le volume et le nombre de Amazighs au Maroc. Le fait est encore plus compliqué si on limite l'appartenance aux simples Amazighophones, du moment que le brassage ethnique et culturel au Maroc est à un tel point qu'à notre avis, on ne peut différencier un Arabe pur d'un Amazigh pur. Il serait aussi aberrant de discuter ce problème tant que le Maroc est un carrefour de rencontres. On y trouve toutes sortes de races et d'ethnies venant principalement des trois continents : l'Afrique, l'Asie et l'Europe.

Au sein de ce mouvement Amazigh, nous faisons la différence entre ceux qui prônent l'action intellectuelle et ceux qui prônent l'activité politique.

Ces derniers se composent de partis politiques nés après l'indépendance. Leur lutte se caractérisera par l'opposition au parti nationaliste de l'Istiqlal et à son idéologie. Ils joueront en même temps un rôle de modérateur, en limitant l'activisme de la bourgeoisie citadine libérale occidentalisée, ou nationaliste arabe. Jusqu'à nos jours, tous les partis politiques à tendance amazighe sont liés aux cercles des décideurs. Beaucoup de militants amazighistes ont choisi l'engagement au sein de l'UNFP et de l'USFP afin de contrer une supposée aliénation au pouvoir.

Le doute est toujours permis sur l'authenticité du programme amazighiste de ces partis. Un de leur grand leader, l'éternel Mahjoubi Ahardane, ne cesse de proclamer l'identité amazighe de tout le Maroc et de tous les Marocains au service de la monarchie. Il reste que son rôle modéré atténue tout extrémisme au sein des différentes tendances amazighes. Le plus critiquable dans ses positions est l'aspect rhétorique reposant sur l'anecdotique afin de démontrer l'originalité de la culture amazighe. Et c'est peut-être ce qui a réussi à promouvoir le parti ainsi que la pépinière de partis amazighistes qu'il a produite lors des scissions et des luttes intestines. Et c'est ce qui les rend vulnérables aux yeux des intellectuels amazighs indépendants.

C'est aussi la raison pour laquelle les militants intellectuels s'en éloignèrent.

De même que ces derniers s'organisent au sein d'associations visant la promotion de la culture amazighe dans tous les domaines, de même qu'ils œuvrent à la promotion de la compagne et du monde rural marocain, surtout dans les régions amazighes. (WAAZI, H., la naissance du mouvement culturel amazigh au Maroc, p. 96-107)

Mohamed Chafik fait partie de cette dernière tranche d'activistes. Né en 1926, dans le pays des Ait Sadden dans la région de Fès, il fait partie des Amazighs du Moyen Atlas. Lauréat du célèbre lycée d'Azrou où il réussit son brevet, il continua ses études dans un autre grand lycée de la capitale Rabat, le lycée Moulay Youssef.

Il fut exclu de ce dernier en 1944 après avoir participé à une manifestation à l'occasion de la présentation, par le parti de l'Istiqlal, du Manifeste de l'Indépendance. Sa présence à Rabat lui permit de perfectionner son enseignement de la langue arabe. Il fut nommé enseignant instituteur dans la ville de Demnate.

Au même moment, il réussit à poursuivre ses études et à obtenir son baccalauréat et, plus tard, un diplôme en langue arabe classique et une licence en histoire de l'Art.

Il a toujours été indépendant par rapport aux mouvements politiques partisans, sans pour autant cacher une certaine sympathie pour les socialistes.

Il fera même pendant le début des années soixante-dix un revirement vers 'l'islamisme' encore naissant : ce que nous appellerons une quête identitaire d'un Amazigh au sein d'un Maroc en trouble (les années de plomb). Au fait, il chercha à replacer l'Islam dans une dimension plus importante par rapport à l'appartenance arabe.

Mohamed Chafik n'a jamais cessé d'écrire en arabe et en français, deux langues qu'il maîtrise avec art et délicatesse, afin de démontrer la singularité du Maroc et du Maghreb, voire de l'Afrique du Nord, par rapport au monde arabe. La dimension africaine de Mohamed Chafik est tellement imposante dans l'espace intellectuel marocain qu'on ne lui trouve de semblables échos que dans l'histoire antique de l'Afrique du Nord, ainsi que dans celle des royaumes Amazighes du Maroc d'avant le XVIe siècle : « Le grand roi Mmiss-N-Izza (Massinissa) fut le premier à lancer le slogan : 'l'Afrique aux Africains!'. Il y a de cela vingt-deux siècles.

Et, depuis lors, les Maghrébins n'ont cessé de faire face à des armées d'invasion. Ils n'ont cessé de résister au colonialisme, sous la conduite de chef de leur race, tels Jugurthen (Jugurtha), les Spartacus, les Tacfarinas et bien d'autres parmi ceux dont l'héroïsme n'a été reconnu et relaté qu'au grès des humeurs des historiens latins. ». (Pour un Maghreb d'abord Maghrébin, p. 13 -14)

La dimension africaine est également lisible dans un texte édité dans la revue Tifawt en 1995. L'auteur y parlant à une française, appelée Marie-France de Paris, sise Europe des Quinze, Bruxelles. On y lit ceci : (…) Tu as l'Afrique! Cette Afrique, prolifique comme tu dis gentiment, t'aura donné bientôt cinq cent millions de conjugueurs parfaits des verbes choir, échoir et déchoir, à tous les temps. »

Dans la correspondance qu'il échangea avec l'islamiste Abdessalam Yassine, il démontra son côté adjami, c'est-à-dire étranger ou non arabe, mais de culture amazighe appartenant au continent africain et de religion musulmane.

(Tifawt, n° 6, p. 56-61)

« L'africanité » de Chafik n'a nullement besoin d'être prouvée. S'il discute la célèbre phrase qu'un grand nombre d'intellectuels et d'officiels marocains prononcent afin de décrire le Maroc : 'le Maroc est un pays musulman, arabe et africain', c'est pour remettre les pendules à l'heure. Pour Chafik, le Maroc est arabe par l'une de ses langues et de ses cultures, il est amazigh par son identité et son peuple, et on est amazigh que si on est africain. D'ailleurs, pour lui, il n'est point nécessaire de prouver 'l'africanité' du Maroc, du moment que le terme Afrique est, à l'origine, un terme amazigh repris par les historiens latins et reproduit par la suite jusqu'à devenir le nom d'un continent.

Cette dimension n'est en rien raciale ou anti-arabe.

Elle essaye seulement de remettre l'histoire d'un peuple et d'une culture au sein de leurs places respectives, afin de promouvoir un véritable développement socioculturel au Maroc.

Le mouvement amazigh, ainsi constitué du point de vue de Chafik, ne cherche guère à se séparer du monde arabe, il ne cherche que la reconnaissance de sa singularité et de son droit à la différence. En mettant l'accent sur l'aspect culturel et non sur l'aspect racial, ce mouvement dépasse une discussion byzantine sur l'authenticité de l'appartenance raciale. Au Maghreb, il sera désuet de faire la différence entre un Arabe et un Amazigh de pure souche, il sera aussi abscons de limiter les appartenances raciales au Maghreb à ces deux entités.

Le Maghreb est un carrefour où les passages des différents peuples et envahisseurs ont laissé des traces, des cultures, des brassages et métissages dont on ne peut faire la part des choses.

Institut des Etudes Africaines - Rabat

Par Khalid Chegraoui
Le Matin